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Les baleinières de Bequia

Cet article fut publié dans le Chasse-Marée numéro 79 de mars 1994.

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Introduite en 1876 par les Nord-Américains, l'activité baleinière a longtemps constitué une part essentielle de l'économie de cette île des Grenadines. Mais il ne reste plus aujourd'hui qu'un seul chasseur pour nourrir la population de Bequia, et ses rares captures ne sauraient menacer un stock actuellement en recrudescence. L'auteur brosse le portrait de ce vieil homme, dernier porteur d'une longue tradition baleinière. Il décrit aussi la flottille des embarcations locales qui ont trouvé un second souffle à la faveur des régates.

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Iron Duke, la première baleinière de l'île, acquise par William Wallace
en 1876, a établi ses voiles en ciseaux pour quitter la plage de Friendship Bay.

 

Emergeant entre les deux grandes îles de Saint-Vincent, au Nord, et de Grenade, au Sud, Bequia –prononcez becoui ! – fait partie de l'archipel des Grenadines qui compte une centaine d'îles, îlots ou simples récifs de corail. Six mille habitants vivent sur ce petit territoire de dix-huit kilomètres carrés, qui dépend de la grande voisine Saint-Vincent, une île vingt fois plus étendue, dix-sept fois plus peuplée et qui a obtenu son indépendance de la Grande-Bretagne en 1979.

De l'origine volcanique de cette myriade de récifs appartenant aux Petites Antilles vient leur aspect rude et anguleux. Les alizés, généralement orientés à l'Est, y soufflent en permanence à la vitesse d'une quinzaine de nœuds et peuvent se renforcer davantage au détour des caps.A cet endroit, les fonds de l'océan remontent de plusieurs milliers de mètres pour former une sorte de barrière sous-marine entre l'Atlantique et la mer des Caraïbes. C'est le long de ce plateau, large de quelques milles et profond d'une centaine de mètres au voisinage des îles, que passent les grands cétacés lors de leurs migrations annuelles. C'est là aussi qu'aujourd'hui encore perdure une forme traditionnelle de chasse à la baleine dontl'origine remonte au siècle dernier.

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Carte de Saint-Vincent et des Grenadines du Nord éditée
par l'amirauté britannique en 1908.

Comme au temps de Melville

Au XIXe siècle, les marins de Nantucket et de New Bedford avaient fait de la Nouvelle-Angleterre le centre mondial de la pêche baleinière, au point que cette région a donné son nom scientifique à la baleine à bosse : Megaptera Novae Angliae. La technique de pêche américaine avait alors atteint de tels sommets qu'elle fut adoptée dans le monde entier. Quant aux "pirogues" baleinières de Nantucket à bord desquelles les pêcheurs allaient harponner les cétacés, elles s'imposèrent durant toute la seconde moitié du XIXe siècle comme le type le plus abouti pour cette activité.

Mais depuis lors, le monde a évolué. Les baleiniers ont déserté les quais de la Nouvelle-Angleterre et ont fini par déposer leurs harpons dans le dernier grand sanctuaire de cette pêche, les Açores; pour retrouver aujourd'hui la tradition immortalisée par Melville, c'est à Bequia qu'il faut aller, dans cette petite île des Grenadines qui, sur ce plan au moins, n'aguère changé depuis 1876, l'année où un certain William T. Wallace y arma pour la première fois une baleinière originaire de la Nouvelle-Angleterre.

A cette époque, l'activité des baleiniers américains atteignait son apogée dans les Caraïbes. De nombreux habitants de Bequia s'enrôlaient sur ces navires yankees et y apprenaient le métier. William T.Wallace, un Bequian d'origine écossaise, était de ceux-là. En 1857, à l'âge de quinze ans, il s'embarqua comme "shanty-man" et violoneux à bord d'un trois-mâts baleinier. A l'issue de sa première campagne, il débarqua à Provincetown, village du cap Cod, dans le Massachusetts, oùil épousa Stella Curren, la fille d'un capitaine baleinier. Il revint alors dans son île natale, où il jeta les bases de l'actuelle activité baleinière. "Old Bill" Wallace fut ainsi le premier à construire une station côtière, à Friendship Bay. En 1876, il possédait deux baleinières de 26 pieds et une de 25 pieds. Et il fut rapidement imité par un propriétaire d'ascendance française, le dynamique Joseph Ollivierre, qui, vers 1878, établit sa propre base de chasse sur Petit Nevis, un îlot situé à un quart de mille dans le Sud-Est de Bequia.

La création de ces nouvelles pêcheries va modifier radicalement le visage de l'ile de Bequia. L'activité agricole, alors sur le déclin, cède le pas devant une dynamique économie maritime basée sur la transformation du produit de la pêche et en particulier sur la production d'huile.Désormais, la chasse assure des rentrées d'argent régulières pour la majorité de la population. Une centaine d'hommes sont employés dans cette activité saisonnière, mais fort prestigieuse, qui commence en début d'année et s'achève dans les premiers jours du mois de mai.

En outre, l'industrie baleinière implantée à Bequia ne tarde pas à faire des émules. Entre 1880 et 1925, une vingtaine de nouvelles pêcheries, armant chacune entre trois et cinq baleinières, sont créées tout au long de l'archipel des Grenadines. L'effort de pêche s'accroît tellement qu'il devient nécessaire d'établir une réglementation pour arbitrer les conflits qui ne manquent pas d'éclater entre les différentes coopératives baleinières. Les "Whalers Ordinances" de 1887 précisent ainsi les responsabilités de chacun et imposent des limitations de captures. Aujourd'hui encore, la consultation des "registres de chasse" (Saint Vincent Bluebooks) ouverts en ce temps-là permet d'établir une statistique précise de l'évolution des prises.

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A l'occasion d'une escale à Bequia (lire encadré page 52),
Serge Le Floch a dessiné plusieurs embarcations locales dont ces deux baleinières.

A l'époque héroïque de Wallace, il n'était pas question de moteur, de radar, de sonar, de harpon explosif ni d'hélicoptère. On ne pouvait imaginer qu'un tel arsenal serait un jour indispensable pour chasser les cétacés à une échelle industrielle. Les hommes étaient rudes et la chasse s'effectuait dans des embarcationsde bois de sept à huit mètres de long, propulsées à la voile et surtout à l'aviron. La mise à mort de la baleine était un véritable corps à corps opposant un individu armé d'une simple lance à un animal qui pouvait peser jusqu'à mille fois le poids de son agresseur.

C'était une lutte inégale. En dépit de l'adresse et de la témérité du chasseur, les chances de survie étaient bien en faveur des majestueux cétacés. Toutefois, lorsque la baleine était bien ferrée, il était rare qu'elle s'en prît à l'embarcation qui la tourmentait, préférant la fuite à la volte-face. Qu'elle s'échappe en sondant ou en restant à la surface, il fallait bien la garder "en laisse" pour ne pas la perdre. C'était alors une partie de Nantucket sleigh-ride — littéralement, promenade en traîneau de Nantucket. L'attelage pouvait ainsi atteindre quinze noeuds, au grand dam de l'équipage qui voyait brûler la ligne de harpon tendue comme une corde de piano.

Il fallait tenir, fatiguer l'animal, freiner sa fuite en traînant des avirons ou même des drômes. Quand le cétacé donnait enfin des signes de faiblesse — contrairement aux harpons explosifs modernes qui tuent instantanément, ceux d'alors ne pouvaient atteindre les organes vitaux —, la ligne était raccourcie pour approcher la baleinière de l'animal et pouvoir lui donner le coup de grâce. On devait alors percer le poumon ou le coeur à l'aide d'une lance, arme sans barbillon, bien plus longue et plus effilée que le harpon. On imagine le cran qu'il fallait pour oser ainsi sauter sur le dos de la baleine et lui porter le coup fatal.

Le Iron Duke, bateau à deux proues

Une pêche aussi périlleuse aurait étéimpossible sans un bateau parfaitement adapté à cet usage particulier. Développée à partir des embarcations de chasse embarquées à bord des grands trois-mâts yankees travaillant dans les eaux de l'Arctique, des Tropiques et du Pacifique Sud, la première baleinière introduite par Wallace à Bequia est pointue de l'étrave comme de l'étambot, d'où son nom de two bow boat (bateau à deux proues). Cette symétrie présente deux avantages : d'une part, elle facilite les démarrages rapides en sens inverse, en cas d'attaque ou de plongeon intempestif du cétacé; d'autrepart, elle offre une portance supplémentaire à l'arrière, quand le bateau est remorqué à grande vitesse.

La plupart des baleinières de Bequia, dérivées de celle de William Wallace, sont dotées d'une dérive et gréent une grand voile à livarde et un petit foc. Les rameurs disposent de trois paires de tolets – ou, depuis quelques années, de dames de nage –, ceux de tribord étant décalés vers l'avant. En effet, quand le bateau approche de la baleine, le harponneur nageant à l'avant tribord, doit délaisser son aviron, tandis que le patron engage dans la dame arrière bâbord un aviron de queue d'environ sept mètres, bien plus efficace que le gouvernail pour les manoeuvres soudaines, et que quatre hommes nagent en pointe.

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Modèle d'une baleinière de Bequia.

Tel est le Iron Duke, première baleinière de type New Bedford achetée par William Wallace en 1876 à un baleinier de la Nouvelle-Angleterre, modèle et archétype de tous les bateaux de Bequia à deux proues qui ont suivi. Long de 6,69 mètres et large de 1,74 mètre, ce bateau, partiellement ponté à l'avant et à l'arrière, présente un bouchain assez dur et une longueur à la flottaison relativement importante, ce qui lui confère à la fois une bonne vitesse et une grande stabilité.

Reprenant les mêmes formes en utilisant des bois locaux pour la construction, les baleinières de Bequia sont bordées en silverbali (Tilia heterophyilla) sur membrures de cèdre blanc (Chamaecyparis thyoides), essence également utilisée pour les varangues, basses et larges, et la forte serre. La quille est en "green heart" –coeur vert, espèce locale de laurier (Ocotea rodioet) –, de même que la préceinte,appelée localement bend (courbe). Les plats-bords sont en cèdre rouge (Juniperus Virginiana). L'ensemble est cloué – à Bequia, rares sont les coques boulonnées – en fer galvanisé. L'intégrité structurelle de cette construction est impressionnante mais le poids, estimé à près d'une tonne, s'en ressent. Le mât en pin, dont la longueur égale presque celle de la coque, est maintenu par une unique paire de haubans ridés au tiers avant de la longueur à la flottaison. La bôme de 5,02 mètres et la livarde de 8,35 mètres sont en bambou avec embouts sertis de bois dur.

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Sur la plage, l'équipage d'Iron Duke attend le départ de la régate.
Le safran n'a pas encore été mis en place sur l'étambot en forme d'étrave.

Aussi stupéfiant que cela puisse paraître, le Iron Duke, qui a aujourd'hui près de cent vingt ans, navigue encore. L'ancêtre a subi quelques modifications, mais il se défend toujours honorablement en régate, grâce à un groupe enthousiaste de Bequians attachés aux traditions et menés par Mackie Simmons.

Sur ce modèle, plus de deux cents bateaux ont été construits à ce jour. La plupart de ces descendants sont de taille plus modeste, certains ne dépassant guère quatre mètres. Les proportions restent toutefois sensiblement identiques, à ceci près que, sur les unités de moins de 5,50 mètres, le rapport longueur/largeur a tendance à augmenter; il est passé de 26% à 30%, voire 35% sur les plus petites. La dérive a également presque disparu sur ces baleinières de taille réduite, au profit d'une quille un peu plus profonde.

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La baleine à bosse, une espèce en recrudescence

A la suite de Wallace et de son Iron Duke toujours vaillant, la tradition de la chasse à la baleine se perpétue sur cette île minuscule. L'espèce recherchée est labaleine à bosse — le mégaptère ou jubarte de la famille des Balanopteridae — qui se reconnaît à ses nageoires pectorales très longues, ses nombreux sillons ventraux et son aileron dorsal. Ce grand cétacé qui peut mesurer 19 mètres de long et peser4 5 tonnes, peuple tous les océans et migre régulièrement des eaux chaudes des tropiques jusqu'aux eaux glaciales. On en dénombrait quarante mille sujets en 1930, mais trente ans plus tard l'espèceétait au bord de l'extinction par la faute d'une chasse industrielle si meurtrière qu'elle fut totalement interdite, en 1966, par la Commission baleinière internationale. Cette instance fit toutefois une exception pour la chasse dite "aborigène", dont les prises sont sans commune mesure avec celles des pays industrialisés — en 1985, la clause d'exemption accordait aux "aborigènes" un quota annuel de huit cétacés. C'est à la faveur de cette clause particulière que les Bequians ont pu continuer à chasser la baleine à bosse.

En dépit de certaines tricheries marginales émanant de quelques pays qui n'avaient pas encore adhéré à la Commission, les mesures drastiques prises par celle-ci vont permettre de sauver l'espèce. Dès lors, la population des baleines àbosse ne va plus cesser d'augmenter. En 1975, on en dénombrait trois mille; aujourd'hui, leur nombre est estimé, selon les sources, entre vingt et trente mille. De manière peut-être plus empirique, les chasseurs de Bequia — et l'auteur, qui participe depuis bien des années à un programme de récolte de données pour le recensement des cétacés — peuvent confirmer cette croissance.

Pour autant, les prélèvements qu'ils effectuent sur ce stock en croissance constante sont des plus modestes. Les prises sont si rares que lorsque la chasse est bonne — ce qui n'arrive plus guère qu'une fois par an, rarement davantage —, toute la population célèbre l'événement par une grande fête.

Au début du siècle, il y avait six stations baleinières à Bequia, toutes fondées sous l'impulsion de William Wallace. Elles disposaient chacune de plusieurs bateaux et produisaient surtout de l'huile. Et puis le pétrole a remplacé l'huile dans les lampes, condamnant brutalement cette industrie. Mais la baleine c'est aussi de la viande, et à défaut d'être vendue, l'huile peut être utilisée sur place. Ainsi, tant bien que mal, la chasse s'est pratiquée jusqu'à aujourd'hui. Certes, désormais, il ne reste plus qu'un harponneur à Bequia, mais il enseigne son art à son petit-neveu qui un jour sans doute prendra la relève.

Athneal 0llivierre est âgé de soixante-douze ans et respecté de tous. Cet homme de taille moyenne, plutôt mince, vif et assez athlétique, est le descendant direct de Joseph 0llivierre, le co-fondateur de la pêcherie. Ses paroles sont ponderées, ses gestes précis. Il est baleinier depuis soixante ans et n'a jamais exercé d'autre métier – si ce n'est celui de charpentier puisqu'il s'est construit ses propres bateaux. Dans le vestibule de sa maison aux allures de musée, il a rassemblé une collection hétéroclite de souvenirs personnels et d'objets liés au métier de baleinier venus du monde entier.

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Aquarelles de Wren Bynoe, né à Bequia en 1950, représentant la chasse à la baleine, le dépeçage et la fonte du lard. Pour cette dernière opération, le blanc est séparé de la viande et coupé en dés de 5 cm', avant d'être mis à bouillir dans deux énormes chaudrons chauffés au feu de bois. Une fois fondue, l'huile est transvasée dans des cuves plus petites où elle refroidit. Elle est enfin stockée dans des barriques de bois de 31 gallons 1/2 (143 litres), en attendant d'être chargée sur une goélette de cabotage à destination des Îles de Saint-Vincent, de Trinidad ou de la Barbade. Là, les barils d'huile sont chargés à bord de navires en partance pour l'Angleterre ou les Etats-Unis. Selon sa taille, une baleine peut donner entre 1800 et 6800 litres d'huile, la moyenne étant de 4500 litres. C'est ainsi qu'entre 1893 et 1903, les Grenadines ont exporté une moyenne annuelle de 114 000 litres d'huile, ce qui représente environ la production de 25 baleines, un chiffre dérisoire par rapport aux scores des pêcheries de l'Atlantique Nord. A l'époque où l'éclairage se faisait essentiellement à l'huile, le commerce de l'huile de baleine était cependant relativement lucratif et constituait une part importante de l'économie de l'île. Désormais, l'huile ne trouvant plus de débouchés extérieurs, les Bequians ont appris à intégrer le lard dans leur nourriture. Les captures sont d'ailleurs devenues si rares que cette population n'a aucun mal à consommer le gras et la viande – une tonne par cétacé en moyenne – qui lui sont ainsi offerts par l'océan. (Kendall Whaling Museum).

Non sans quelque fierté, il raconte sa vie, ses bateaux, son métier. Et son regard se voile d'une ombre de tristesse lorsqu'il fustige certains militants écologistes désireux d'interdire totalement la chasse d'une espèce qui n'est plus menacée d'extinction. "Une baleine ou deux tous les ans, voilà notre tableau de chasse ! affirme-t-il. Et nous ne prenons jamais les femelles, sauf par accident –quand la mère n'est pas accompagnée de ses petits et qu'on la voit de dos, il n'est pas toujours facile de faire la différence ! – et encore, cela n'arrive qu'une fois tous les trente ans... Dans ma famille, nous avons tous été baleiniers et nous respectons la nature, vivant en relation étroite avec la mer et les baleines. Nous ne pratiquons pas la pêche industrielle. Nous ne faisons de mal à personne. Mon métier est beau et digne..."

Seule ombre dans la vie de cet homme heureux et fier : chaque semaine il reçoit des lettres d'insultes émanant de membres d'organisations écologistes américaines. Tragique méprise de cette fin de siècle, où les derniers hommes libres vivant au contact d'une nature authentique sont persécutés par de malheureux égarés, victimes d'une Vulgate mal comprise, faussement écologique car non scientifique, abusés par les messages infantilisants délivrés par les médias et la presse à sensation avide de gros tirages !

Pour sauver peut-être une baleine de plus, noble cause à première vue, certains intégristes n'hésiteraient pas à mettre en danger la culture d'une communauté humaine tout à fait unique. Décidément, le diable a ses ruses, et le rouleau compresseur du nivellement universel par la télévision et le dollar emprunte des chemins bien détournés...

Le dernier harponneur de Bequia

Athneal Ollivierre a débuté sur un bateau de 25 pieds (7,62 m) de long pour 6,50 pieds (1,98 m) de bau. Ensuite, il en a construit un de la même taille, puis un autre de 26 pieds. Et enfin un troisième de 27 pieds, qui est selon lui la longueur idéale pour le meilleur équilibre entre vitesse et stabilité, le meilleur compromis entre poids et facilité de manoeuvre. Avec ses 7 pieds de large, Why Ask – comme son frère en construction Dart – correspond rigoureusement au bateau originel dont le rapport longueur/largeur est de 26%. Il est construit avec les mêmes ma-ériaux, doté de la même dérive et gréé de la même voilure, à ceci près que le mât est proportionnellement un peu plus court. Bien qu'il ait déjà vingt ans et qu'il navigue tous les jours de janvier à mai, le Why Ask n'a pas été recalfaté depuis une décennie, ce qui prouve la grande qualité de sa construction.

Une journéeà bord du Why Ask

La journée des baleiniers de Bequia commence très tôt. Alors que le soleil n'est pas encore levé, les six hommes d'équipage descendent à la plage de Friendship Bay, où le Why Ask les attend. Echouée au haut de la grève, la baleinière est déjà parée depuis la veille. A bord se trouvent quatre harpons, trois lances, deux cents brasses de ligne, les sacs de sable nécessaires et suffisants pour lester le bateau dans le petit temps, l'excédent ayant été déposé sur la plage à côté du bateau. La seule chose que les marins emportent avec eux est le panier de victuailles pour la journée.

La baleinière est traînée jusqu'à l'eau àla force des bras. Elle quitte le rivage à l'aviron, le gréement n'étant établi que lorsque le bateau se trouve à une centaine de mètres de la côte. Une opération menée rondement par quatre hommes aux gestes bien coordonnés : l'étai étant déjà maillé à poste et la voile transfilée sur le mât et la bôme, il suffit de planter le mât, de rider les haubans au moyen des caps de mouton et de monter la livarde dont la tête est maintenue par une lanière dans une poche cousue au sommet de la voile et dont le pied est saisi dans un tour mort de cordage qui s'étarque sur le côté bâbord du mât. Il ne reste plus alors qu'à libérer le foc enroulé sur l'étai avec ses écoutes, pendant que le patron installe le safran et la barre.

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Le harponneur, comme au vieux temps

Une bonne heure plus tard, après avoir remonté les alizés au plus près serré, le Why Ask arrive à l'île Mustique — à six milles dans le Sud-Est de Bequia — où il vient s'échouer sur une plage. Le gréement et les voiles restent à poste tandis que les hommes escaladent une colline d'où ils peuvent observer la mer. Pendant ce temps-là, d'autres guetteurs scrutent déjà l'océan sur les hauteurs de Bequia, et peut-être même de l'île Quatre qui en est un peu le prolongement.

Si une baleine est repérée, le Why Ask prend la mer aussitôt pour foncer plein vent arrière, voiles en ciseaux et foc tangonné, vers l'endroit où le harponneur estime qu'elle doit refaire surface. Arrivé là, le mât est abattu — si le temps presse, on se contente d'étouffer les voiles —, le safran est rentré et les avirons bordés.

Bien souvent, ces efforts sont vains, car l'animal émerge trop loin au vent pour pouvoir être rejoint — même sous l'eau les cétacés ont l'instinct de fuir cap au vent. Parfois même, on ne le revoit pas du tout. Mais si la chance lui sourit, si le cé-tacé crève la surface de la mer à une distance raisonnable, Athneal 0llivierre encourage ses rameurs pour s'approcher rapidement de sa proie. Il reste lui-mêmeà l'aviron de queue jusqu'au dernier moment, avant de se précipiter à la proue pour empoigner son harpon — car, contrairement à l'usage, il assume les deux rôles de patron et de harponneur.

En dépit de son adresse et de son expérience, il arrive que le harponneur rate son coup. Mal ferrée, la baleine s'en sortira avec une simple cicatrice de quelques centimètres. Si au contraire le fer est solidement engagé dans la chair, la bête épuisera toute son énergie pour tenter de s'en débarrasser. Elle fonce à toute allure, entraînant l'embarcation dans une de ces parties de sleighride, ou elle sonde dans ces fonds de vingt à trente brasses.

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A Bequia, la chasse se pratique toujours comme au siècle dernier, au harpon à main,
la baleinière étant manoeuvrée uniquement à la voile et aux avirons.

Pour amortir le choc, le harponneur laisse d'abord filer librement les premiersmètres de la ligne, avant d'en contrôler le dévidement. Le filin, soigneusement lové dans un baquet en bois placé au milieu du bateau, est alors tourné sur une bitte fixée à l'arrière de la baleinière et, passant entre les rameurs, est engagé dans une gorge entaillée dans la proue. On laisse ainsi filer la ligne, qui se met à fumer en frottant sur le bois. Pour éviter qu'elle ne brûle, ce qui arrive parfois, on l'arrose régulièrement à l'aide d'un seau d'eau toujours à poste. Au cas où les cent brasses de la première ligne viendraient à s'épuiser, les hommes disposent d'un second baquet tout à côté avec la même longueur de filin.

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Remorquée vers une crique, la baleine est halée à terre à l'aide d'un treuil,
avant d'être dépecée, la viande étant vendue aussitôt à la population.

Si d'aventure la ligne file mal, au mieux lle cassera, au pire elle entraînera la baleinière par le fond, avec les conséquences qu'on imagine : matériel perdu ou endommagé, hommes blessés voire disparus. Il est rare que la bête attaque sciemment le bateau, mais un coup de queue malencontreux suffirait à briser l'embarcation et à mettre un terme définitif à la chasse. Lorsque tout se passe bien, une fois que la ligne a cessé de se dévider, les six hommes tentent de reprendre le dessus. Peu à peu, ils halent le cordage, espérantse fatiguer moins vite que leur proie. Quand ils auront ainsi remonté toute la ligne au point d'arriver tout contre l'animal, ce sera le moment de lui sauter sur le dos, lance à la main, pour le coup degrâce.

Après la mise à mort, il reste encore à remorquer la carcasse de la baleine jusqu'à Petit Nevis, un îlot émergeant entre l'île Quatre et Friendship Bay. Ce retour à la voile sera laborieux et Why Ask n'arrivera sûrement pas à destination avant que la nuit ne soit tombée. Mais qu'importe ! demain ce sera la fête.

La nouvelle de la prise se répand comme une traînée de poudre et le lendemain, dès l'aube, des centaines de Bequians sont à pied d'oeuvre sur Petit Nevis. Comme le veut la coutume, les habitants de l'île sont prioritaires pour la vente aux enchères, les acheteurs venus d'ailleurs ne pouvant y participer qu'ensuite, si tout n'est pas vendu.

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Athneal 0llivierre, le dernier
chasseur de Bequia

Au siècle dernier, seule la viande était consommée car le gras servait à la production d'huile, denrée très cotée sur les marchés internationaux. Désormais, l'huile n'étant plus commercialisée, les habitudes culinaires se sont modifiées de sorte que le gras de baleine est utilisé en quantités impressionnantes dans la cuisine locale. Tout sera donc consommé, et le sera presque entièrement sur place, à Bequia et à Saint-Vincent.

Le dépeçage va durer au moins toute la matinée. La carcasse est peu à peu halée sur la plage à l'aide d'un treuil à main. Une cinquantaine d'hommes découpent la baleine, faisant un tas de la chair, un autre du gras, un troisième des os. Lavente ne commencera qu'une fois ce travail achevé. Seule la viande nécessaire aux grillades et ragoûts consommés sur place pourra être prélevée sur ce stock avant le début des enchères.

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Gastronomie des "îles aux épices"

Les anciennes "îles aux épices" sont riches de multiples condiments qui agrémentent la cuisine locale. Le piment et le poivre découverts par Colomb en Jamaïque, la vanille et le cacao trouvés au Mexique par Cortés, y poussent en abondance. On y trouve aussi le muscadier, lec annelier et le giroflier, que Pierre Poivre, un Français au nom prédestiné, introduisit des Indes à partir de 1770. Enfin, la coriandre, le gingembre, la cayenne et le thym y croissent couramment.

Parmi les mets les plus épicés, il faut mentionner ceux qu'accommode le colombo, un assaisonnement typique des Saintes,au Sud de la Guadeloupe. La poudre, ou pâte, de colombo est une préparation àbase d'échalotes et d'ail assaisonnés de gingembre, cumin, girofle, coriandre, curcuma, piment rouge et peut-être de quelques autres ingrédients dont chacun garde le secret. Aux Antilles, le colombo est notamment associé à la préparation des lambis (coquillage univalve) dont voici la recette.

Colombo de lambis – Découper les lambis en tranches, puis les marteler énergiquement pour les attendrir. Faire bouillir trente minutes dans de l'eau salée, ajouter poivre noir moulu, oignons coupés fins et poudre de colombo. Laisser mijoter jusqu'àcuisson complète des oignons. Servir avec du riz blanc.

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Préparation d'un ragoût de baleine.

Ragoût de baleine – Laisser macérer au moins huit heures la viande maigre, coupée en dés de 15 millimètres cubes, dans de l'oignon et de l'ail hachés auxquels on aura ajouté poivre, thym, coriandre et un peu de girofle. Couper le gras (les deux tiers du poids de la viande) de la même manière, avec la peau – attention, mieux vaut se munir d'un couteau très bien aiguisé, car le gras, avant cuisson, est terriblement dur ! Faire fondre le gras dans une grande marmite, jusqu'à ce que l'huile qui en découlera soit claire tandis que le restant du gras commence à dorer légèrement. Rajouter la viande avec tous les ingrédients de macération. Saler. Couvrir et laisser mijoter près d'une heure. Ne pas ajouter d'autres liquides. Servir avec des patates douces.

Nul ne s'en étonnera, le poisson figure souvent dans la cuisine antillaise. En voici quelques recettes:

Filet de poisson de La Dominique – Faire chauffer de l'eau salée. Rajouter quatre gousses d'ail pilées, un oignon vert haché, une petite cuillerée de thym haché et la même quantité de gingembre râpé, une pincée de coriandre et une autre de curcuma, deux grains de poivre doux râpés, deux pommes de terre et deux carottes coupées en cubes et une cuillerée de jus de citron vert. Faire bouillir doucement jusqu'à cuisson des légumes. Rajouter les filets de poisson coupés en dés d'environ 15 millimètres cubes. Laisser cuire environ 5 minutes. Servir avec une garniture d'oignons verts crus hachés fins.

Ragoût de poisson d'Antigua – Faire sauter de l'oignon et de la chair de poisson blanc et ferme dans de l'huile. Ajouter tomates, champignons, thym et muscade frais, jus de citron vert, sel et poivre. Rajouter encore un peu d'eau si nécessaire pour en faire un ragoût. (Cette recette m'aété confiée par un retraité qui avait été cuistot sur les goélettes de cabotage.)

La petite île de Bequia a aussi ses recettes particulières. En voici deux exemples. Filet de vivaneau (Lutjanus Griseus ou L. Mahogoni) – Fileter le vivaneau avant de le faire pocher dans du lait de noix de coco assaisonné d'une bonne quantité de gingembre râpé. Saler et poivrer selon votre goût personnel. Servir sur un lit de riz garni de cilantro (persil). Recette de la patronne du Whaleboner, un restaurant de Bequia.

 
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Très toilées, les baleinières de Bequia sont aussi très rapides
et ces qualités sportives les ont fait adopter par nombre de régatiers.

La régate de Pâques

Nous l'avons dit, le Why Ask est désormais la seule unité de Bequia à chasser encore le cétacé, la plupart des autres baleinières de l'île pêchant à la senne. Parmi celles-ci, il en est quelques-unes qui ont adopté le moteur hors-bord; celui-ci est alors fixé sur une poutre latérale boulonnée à l'étambot. Mais c'est surtout grâce aux régates que la flottille demeure bien vivante et donne toujours du travail aux deux "chantiers" de l'île — si tant est que l'on puisse appeler ainsi l'établissement de charpentiers travaillant sur la plage à ciel ouvert.

Ceux-ci viennent récemment de lancer deux baleinières pour les juniors de l'Association de voile de Bequia, dont le président d'honneur est le premier ministre. Il est également encourageant de voir qu'un certain nombre d'étrangers, surtout des Américains, leur ont depuis peu passé commande. Si ce mouvement prenait quelque ampleur, un bon nombre d'anciens pourraient reprendre leurs outils pour construire de nouvelles baleinières et former des apprentis. Ainsi la relève serait-elle assurée.

A quoi tient le succès de la baleinière de Bequia ? Probablement à sa grande surface de voilure qui en fait un excellent marcheur. Chaque année, la régate de Pâques rassemble une cinquantaine d'unités, dont certaines, du même type, viennent des îles voisines de Canouan et de Carriacou, deux autres Grenadines situées respectivement à environ 18 et 30 milles dans le Sud. Le départ de cette compétition bon enfant ne laisse pas d'évoquer celui des Vingt-quatre heures du Mans, les équipages devant porter jusqu'à l'eau les bateaux alignés au sec sur la plage.

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Echouées sur la plage, les baleinières Trouble, Iron Duke et First Blood, le jour de la régate de Pâques 1993.

L'allure la plus éprouvante pour les hommes est celle du près serré, le louvoyage donnant lieu à de nombreux virements de bord toujours très spectaculaires. La baleinière de Bequia est un bateau rapide et nerveux dont les virements de bord sont presque instantanés. Cette manoeuvre requiert le concours de tout l'équipage. Tandis que le patron ôte la barre de la tête du safran pour faire passer l'écoute de grand voile, l'équipier avant se charge de l'écoute de foc pendant que ses camarades manient les sacs de sable du lest qu'il faut passer prestement d'un bord à l'autre. Et le reste du temps, il faut écoper constamment pour alléger l'embarcation de toute l'eau qu'elle ne cesse d'embarquer.

Les marins attachés à l'étiquette navale de la plaisance et soucieux des règles de course seront sans doute étonnés par ces régates hautes en couleur. A Bequia en effet, nul ne se soucie d'un quelconque règlement. Le rhum aidant, seules les vociférations des équipiers sont susceptibles de prévenir les abordages.

Une tradition menacée

Les baleinières de Bequia sont-elles en passe de se métamorphoser en embarcations de plaisance et de régate ? On peut le craindre car sur cette île la chasse à la baleine est en déclin, les jeunes préférant l'argent facile du tourisme à cette rude activité traditionnelle exercée ici depuis près de cent vingt années. Le bilan de ces dernières années est des plus édifiants : en cinq ans, une seule baleine à bosse a pu être capturée. C'était le 15 février 1992. Une fois encore, Athneal Ollivierre, qui est sûrement le plus grand des harponneurs à la main du XXe siècle, a fait la preuve de son courage et de son adresse en ramenant à Petit Nevis une bête de trente tonnes. Comme aucune capture n'avait été enregistrée depuis trois ans, tous les Bequians ont célébré l'événement. Et ceux qui, comme moi, ont assisté à cette fête en sont revenus convaincus que la baleinière à deux proues de cette petite île des Grenadines ne doit pas disparaître, non plus que la chasse qui a dicté ses formes et demeure sa principale raison d'être.

 

Remerciements : à Stuart M. Frank, conservateur du Kendall whaling museum, Sharon, Massachusetts; et à Herman L. Belmar, conservateur du Bequia whaling and sailing museum, à Port Elizabeth.

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